Sébastien Chauve : Le secteur de l’assurance peut-il être disrupté ?

Le secteur de l’assurance se retrouve de nouveau à la croisée des chemins et cette fois-ci les nouveaux défis relèvent de la digitalisation  de l’économie. La portée des bouleversements annoncés semble cependant inédite car ils impactent concomitamment l’ensemble de ses fondamentaux.
Tout d’abord, le modèle de consommation basé jusqu’à présent sur la possession évolue vers l’usage. Partage des moyens de production au travers des usines[1] collaboratives dans l’industrie ou la mise en commun de biens comme c’est le cas pour le co-voiturage (ex Mobility Tech Green pour les professionnels ou Go More pour l’achat partagé), tous les secteurs sont impactés. La communauté reprend ses lettres de noblesse et la règle d’or du cycle inversé de production est en passe d’être mise au pilori par une nouvelle approche des risques.
La masse assurable s’en trouve affectée. Pression écologique et créativité technologique s’allient pour transformer entre autres le marché de l’assurance automobile (35% du C.A. Non Vie dans l’OCDE) ou à la réduction des risques pour l’assurance habitation. Le secteur de l’Assurance-vie est quant à lui déjà entre les mains des banquiers qui subissent également leurs propres challenges. Enfin, le risque Santé qui ne parvient toujours pas à trouver un modèle économique viable s’ouvre également au collaboratif au travers de plateformes spécialisées comme Otherwise.
Le Bigdata, les IOT et autres blockchains chamboulent progressivement l’autre matière première de l’assurance qu’est l’information. La technique assurantielle jusqu’ici fondée sur une approche actuarielle du risque est en passe de devenir obsolète. L’analyse comportementale proposée par les algorithmes s’affine. Qui se souviendra dans 20 ans que le prix d’une assurance était basé sur la couleur de la voiture, de sa cylindrée et de l’âge du conducteur ? So 2000 ! Les perspectives proposées par l’analyse de votre comportement (à la maison, en conduisant, lors de vos achats, en dormant …) détermineront le prix de votre risque et modifieront durablement la mutualisation.
Ce faisant, une nouvelle concurrence se met en place. Des acteurs aux capacités financières inégalées lorgnent ce secteur attractif. Les GAFAM, BATX ou les fameuses start-up ont déjà commencé à livrer leurs premières expériences et ce n’est qu’une question d’années avant que le verrou législatif ne saute sous la pression de promesses électorales. Les éléments de la disruption du marché se positionnent.
Pour autant des gardes fous protègent encore l’éclatement du secteur assurantiel : régulation exigeante, rôle économique des assureurs dans l’endettement des pays, normalisation technologique des IOT, sécurité informatique, lien entre technologie et offre, habitude de consommation … Le modèle des assureurs repose sur une élément essentiel au fonctionnement des sociétés modernes, la confiance. Ce « marqueur des temps modernes » décrit par Peter Bernstein protège encore le secteur. Pour combien de temps ?
C’est cette bataille assurantielle 4.0 que cette série de 3 chapitres vous propose de décrypter. Le premier présentera les 4 défis lancés à notre industrie par la digitalisation et rappellera les modifications passées. Le second présentera les outils de la digitalisation et abordera le positionnement « pas si » concurrentiel de ses acteurs. Le troisième enfin, listera les effets tangibles et actuels constatés au sein des compagnies d’assurance.
Le secteur de l’assurance peut il être disrupté ? Une chose est certaine, l’assurance entre dans une nouvelle ère, celle du verseau digital.
Les 4 défis de la digitalisation de l’assurance
Présenté comme immuable et vieillissant, le secteur de l’assurance moderne a montré des capacités de transformation tant technique que de distribution :
Les évolutions techniques
1950’s : Alors que l’ordinateur n’en est qu’à ses prémices, les premières assurances de masse et obligatoires apparaissent à la fin des années 1950 (février 1958 pour l’Automobile en France).
1960’s : Les  premières fiches perforées d’IBM remplacent les machines à écrire et les ordinateurs modifient en profondeur les modes de fonctionnement des compagnies d’assurance. Les rédacteurs se spécialisent en opérateurs de machines, les dactylographes en secrétaires.
1964 : L’invention du constat amiable automobile par Jacques Vandier, alors PDG de Macif, et des conventions classifiant les accidents désengorgent les tribunaux et tendent à diminuer les temps de traitement d’un sinistre et son règlement financier.
1988 : Les échanges télématiques systématisés par DARVA influent considérablement sur la réduction du temps de gestion d’un sinistre et sur la compétitivité tarifaire des assurances.
1995 : La numérisation des documents remplace une partie des agents administratifs grâce à la gestion automatique des documents.
2014 : L’e-constat automobile est lancé en France en décembre 2014. L’application mobile a été développée à l’initiative et par l’Euresa, l’association européenne des assureurs. Elle a ensuite été testée en France dès 2015 et a depuis été proposée à tous les assureurs et assurés européens.
Les évolutions dans la distribution
1960’s : La création essentiellement par essaimage des mutuelles sans intermédiaire (MSI), ou mutuelles d’assurance, bouleverse le paysage de l’assurance.
1988 : La bancassurance, le rapprochement entre les activités bancaires et d’assurance avec la distribution des produits au sein du réseau bancaire, s’est développée en France à l’initiative du Crédit Mutuel dans les années 1970. Le Crédit Agricole, puis l’ensemble des groupes bancaires français majeurs, lui ont ensuite emboîté le pas. Aujourd’hui, la bancassurance est le principal canal de distribution des assurances vie et capitalisation (64% du chiffre d’affaires) et concentre 13% des cotisations en non-vie.
1995 : L’arrivée des courtiers-grossistes propulse l’assurance vers des marchés de niche jusque-là réservés à un petit cercle d’acteurs.
2014 : Les comparateurs d’assurance se développent et accaparent une place prépondérante dans le parcours de souscription. En 2015, plus de 60% des particuliers ont d’abord comparé les offres en ligne avant de souscrire un contrat d’assurance automobile.
Or, le digital impacte dans le même temps l’ensemble de la chaine de valeurs du marché au travers 4 défis :

  • Sa relation à l’espace et au temps : le consommateur attend des réponses au rythme de ses disponibilités et l’entreprise doit organiser ses capacités de réponse en conséquence.
  • Sa redéfinition des métiers : le digital affecte tant la demande en simplifiant les démarches, par le « faire faire », que l’offre en assistant le travail des salariés voire en éliminant certains métiers devenus obsolètes (par le biais des Chatbots, entre autres).
  • Sa stratégie de relations internes et externes : l’entreprise doit faire écho aux revendications de nouvelles générations, X ou Y en adaptant tant sa communication interne qu’externe. Les salariés attendent un fonctionnement plus ouvert, plus participatif afin de se « libérer » des carcans imposés par une hiérarchisation poussée à son paroxisme.
  • Ses business models et les valeurs : les startups révolutionnent les modes de rémunération de la prestation de services tout en mettant en avant de nouvelles valeurs comme le social, l’implication des clients, etc.

Le digital introduit donc un changement de paradigme inédit car il concerne tous les pans de l’activité assurantielle et par ricochet ses parties prenantes. Pour mémoire, en France au 1er trimestre 2017, le chiffre d’affaires de l’e-commerce a ainsi progressé de +20% à pour représenter 20 milliards d’euros. (voir graphique ci-dessous, Source FEVAD 2017). Et pourtant, au niveau de l’assurance automobile la dématérialisation de la souscription ne concerne que 20% des souscriptions en France alors qu’elle représente 57% en Angleterre ou 48% au pays bas (source Google « Consumer Barometer » 2015).
Les effets du digital sur l’industrie de l’assurance n’en sont qu’à leurs prémices et le jeu concurrentiel commence à s’organiser.
Les 3 outils majeurs au service de la digitalisation
Une multitude d’innovations et de supports concourent à la digitalisation du secteur de l’assurance et aux 4 défis décrits précédemment :

  • Les objets connectés ou l’Internet of Things: Gartner estime à 80 millions le nombre d’objets connectés pour un chiffre d’affaires ayant atteint en 2016 1,4 mds $. Les experts anticipent que ces IOT sont susceptibles d’ici 2020 d’envahir notre quotidien : entre 18 et 50 milliards d’objets pour atteindre un chiffre d’affaires de 7 000 milliards de $. Tous les objets peuvent être connectés car la fonction première d’un IOT est de faire communiquer les objets avec des serveurs informatiques distants pour échanger des données et déclencher des actions au profit de son ou ses utilisateurs. Ses domaines de prédilection sont aujourd’hui orientés vers la Domotique, l’Automobile, l’Industrie et la Ville tant au travers d’objets fixes que mobiles. Comme l’illustre le graphique ci-contre issu des projections de ABI Reseach la bataille transnationale engagée se mène tant sur les protocoles de communication (différenciés par continent) ; la sécurité et sur la donnée qui génère le plus de valeur
  • Le Big Data: ce sont l’ensemble de données numériques massives que peuvent détenir les entreprises, les gouvernements ou n’importe quelle autre organisation, et qui sont ensuite analysées en profondeur grâce à des algorithmes informatiques, permettant ainsi le passage de données brutes à des données valorisées. Selon Mc Kinsey le secteur de l’assurance serait l’un des premiers bénéficiaires de cette technologie.
  • L’Intelligence Artificielle: est définie par l’un de ses précurseurs, Marvin Lee Minsky, comme « la construction de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui sont pour l’instant accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains.. ». Objet du Forum Netexplo 2017, ses capacités devraient dépasser selon Joël de Rosnay les capacités humaines et bouleverser les fondamentaux de l’organisation de nos sociétés. Les techniques utilisées s’appuient sur la « machine learning », c’est-à-dire d’apprentissage aux machines intelligentes par 3 principales techniques : l’apprentissage supervisé, non supervisé, ou partiellement supervisé.

Le secteur de l’assurance n’est pas en retard mais reste contrainte par un carcan législatif limitatif. Le Crédit Mutuel-CIC a pour autant été le premier acteur financier français à utiliser la solution Watson d’IBM. Cette banque a lancé deux projets, le 1er analyse les 300 à 600 000 emails reçus chaque jour par ses conseillers pour identifier les intentions des clients et la priorité à donner à l’email. Le 2nd joue le rôle d’assistant virtuel épargne et assurance afin d’aider les chargés de clientèle à mieux comprendre les demandes des clients.

  • La Blockchain: est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée et fonctionnant sans organe de contrôle. Cette technologie est comparée au web par  l’ampleur des conséquences qu’elle pourrait engendrer : remplacer les registres notariaux, certifier de manière unique et infalsifiable des biens comme c’est le cas pour la startup Everledger avec les diamants (hébergée dans l’accélérateur de l’assureur allemand Allianz). La Blockchain va permettre, selon McKinsey :
  • d’accélérer la croissance du chiffre d’affaires en créant de la confiance.
  • d’augmenter l’efficacité en automatisant les processus de production.
  • de réduire les coûts par cette même automatisation.

Certaines offres ont déjà vu le jour dans les assurances à cycles courts comme l’annulation ou le retard de vols aériens par exemple (InsurEth). Sans intervention humaine, l’assuré reçoit sans même déclarer son sinistre une indemnisation dès que l’avion accuse un retard. Ses potentiels sont considérables et conforté par la récente levée de fonds de 7 M€ organisé par la Maif sur Ledger. Cette technologie ouvre la voie à une diminution des coûts de structure tout en fiabilisant et en accélérant les processus de décision. A terme, elle générera une plus grande satisfaction des assurés via la mise en place de nouveaux services plus intuitifs et plus rapides.
Les outils au service de la digitalisation proviennent d’une créativité sans borne que seule l’appétence des consommateurs vient freiner. Leurs conséquences majeures sur les entreprises d’assurance commencent à se faire sentir.
Les impacts sur les compagnies d’assurance
Le digital a déjà commencé à transformer le secteur d’activité en agissant schématiquement sur 3 domaines :

  • Vers une organisation collaborative : nombre de compagnies s’ouvrent à l’intelligence collective et à son concept sous-jacent d’entreprise libérée. La prise en compte des avis des salariés et la responsabilisation redeviennent les mots d’ordre dans des structures jusque plus habituées à des managements verticaux. Hackaton, lab, réseau social d’entreprise, chats sont les nouveaux crédos de cette créativité voulue collective. En conséquence, les managers se transforment en « coachs », les reportings réduits aux obligations législatives deviennent partagés et collectifs.
  • Vers des process plus réactifs: les méthodes dites « agiles » ou d’autres acronymes comme « Saas » deviennent les mots d’ordre de tous nouveaux projets. L’encadrement intermédiaire se transforme en coach sous des demandes de nouveaux salariés issus de générations X ou Y. Se faisant, la compagnie d’assurance agit sur la motivation de ses salariés, parvient à diminuer ses couts de fonctionnement et réorganise le temps de travail au profit de plus de contact et moins d’administratif.
  • L’Expérience Client au cœur de la stratégie relationnelle : omnicanalité, phygitalisation, mobile centric, parcours clients …. l’organisation commerciale des compagnies se repense au gré du faible taux de contacts avec ses assurés. La compagnie d’assurance se mue de gestionnaire en centre de services et s’appuie pour ce faire sur la créativité des nouveaux entrants. Des starts up avident de se positionner sur un secteur riche et mal aimé, rivalisent de créativité pour apporter les novations nécessaires à des compagnies coincées dans des structures couteuses et lourdes à piloter. Les compagnies parviennent ainsi à « réenchanter leur relation client » à moindre frais (pour elles et pas dans les yeux avides de ces starts up) en se positionnant sur des offres dont la majorité n’ont pas encore apporté la preuve de leur acceptation par les clients finaux.

 Pour accompagner ces impacts, 3 principales stratégies apparaissent :
Les éclaireurs à l’image d’Axa qui a investit en 2014 l’équivalent de 600 millions d’euros pour « prendre le virage numérique », de la MAIF qui a annoncé un plan triennal de 325 millions d’euros ou d’Harmonie qui embrassent cette digitalisation en formant leurs salariés et en investissant massivement dans les start up innovantes. Se faisant elles parient sur des technologies encore naissantes (blockchain par exemple), revoient leurs modèles de relation client et intègrent les innovations avant qu’elles ne soient dépasser par le marché.
Les disrupteurs, souvent des compagnies en situation délicates ou souhaitant pénétrer le marché de l’assurance (Alan et la CNP sur la marché de la santé par exemple), mettent en place des modèles radicalement innovants, basés sur les principes communautaires et l’utilisation des nouvelles technologies.
Les derniers, les attentistes, croient dans les fondamentaux du secteur pour qui il ne faut pas « … surinvestir, au risque d’être en rupture avec les habitudes et les comportements des consommateurs[2] ».
Le digital a donc déjà permis de moderniser les modèles organisationnels des compagnies d’assurance aux bénéfices de ses clients externes et internes. Le client final voit ses possibilités de contact croitre et une réponse à ses nouveaux modes de consommation. En revanche, la disruption de ses acteurs restent encore incertaine voire illusoire. Le secteur de l’assurance est le deuxième bailleur de fonds de l’endettement de l’Etat français qui  continuera à protéger ce secteur générateur de stabilité. Enfin, loin des problématiques d’asymétrie d’information et d’antiselection et malgré des relations houleuses, les assurés et leurs compagnies entretiennent des relations basées sur le maître mot de ce modèle relationnel : la confiance.
Article rédigé par Sébastien Chauve. Sébastien travaille depuis 20 ans dans le secteur de la mutualité. Il a désormais la charge de programmes stratégiques au sein d’une grande mutuelle et intervient régulièrement sur des projets de développement à l’international des compagnies d’assurance.
[1] http//youfactory.co/
[2] Interview de T.Derez du 07 Avril pour la Tribune

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