L’assurabilité des grands risques en péril ?

Dernièrement, se sont tenues les 29èmes Rencontres du Risk Management organisées par l’Association pour le Management des Risques et des Assurances de l’Entreprise (AMRAE), réunissant plus de 3000 congressistes sous le slogan « Prenons les risques d’un nouvel élan ».

Parmi les différentes tables rondes au programme, celle s’étant tenue le 4 février à propos de l’assurabilité des grands risques et de la question des captives d’assurance a donné lieu à des échanges vifs et animés entre les différents intervenants.

Animée par la journaliste financière Cécile Desjardins, la table-ronde du vendredi 4 février au matin était consacrée au thème suivant : « Climat, l’assurabilité des grands risques en péril ? ».  Faisant le constat de la reprise de la croissance après la pandémie, ainsi que de l’augmentation continue d’un certain nombre de risques de plus en plus systémiques, paraissant de moins en moins assurables, l’idée de cette table ronde était d’aborder la question de nouveaux modèles de partage de risque à définir entre les assureurs, les réassureurs, l’Etat et les entreprises, en envisageant en particulier les opportunités offertes par l’auto-assurance pour les entreprises.

Intervenants :

Une perte de confiance entre entreprises et assureurs ?

Portant la parole des entreprises et notamment des Risk Managers dans le cadre de cette table ronde, Brigitte Bouquot s’est émue des difficultés rencontrées par les entreprises et notamment par les PME en matière d’assurance, alors que celles-ci ont déjà été particulièrement fragilisées par la pandémie. D’après elle, « tous les Risk Managers ont été confrontés à des situations où les assureurs ont relevé les franchises en les multipliant parfois par 6, augmenté les tarifs des primes de l’ordre de 30 à 60%, et également réduit les capacités, voire supprimé totalement celles-ci par exemple en ce qui concernes les risques Cyber ou les pertes d’exploitations sans dommages. »

Cette réalité aurait ainsi mis les Risk Managers en difficulté vis-à-vis des conseils d’administration des entreprises et de leurs directeurs financiers. Brigitte Bouquot a ainsi déploré un problème global de perte de confiance envers les assureurs : les entreprises se sont investies durant des années sur le plan humain dans leurs relations avec les assureurs, or l’impression générale est que tout s’est effondré très vite. Cette brutalité des augmentations des primes et tarifs d’assurance, ou de diminution des couvertures, aurait détruit « non seulement de la valeur économique mais aussi du capital humain. »

Représentant les assureurs, Franck Le Vallois a défendu sa profession en rappelant que les hausses dénoncées par les autres intervenants ont fait suite à plus de 15 ans de baisses sur le marché. Il en a profité pour rappeler qu’entre 2004 et 2019, l’indice des primes d’assurance a augmenté de 10% alors que de son côté, l’inflation augmentait de plus de 20%. Différents facteurs expliquent d’après lui ce changement de cycle, en particulier l’environnement de taux bas en 2019 et l’accroissement de la sinistralité CATNAT. Il a ainsi avancé qu’aujourd’hui, ces facteurs sont toujours présents, ajoutés à l’inflation au coût de la réparation qui repart à la hausse.

Comme ses interlocuteurs, il a constaté que « le monde a changé. L’incertitude et la volatilité sont devenus la norme, c’est vrai et cela oblige à adopter une vision prospective et abandonner la vision rétrospective, c’est-à-dire regarder sans cesse dans le rétroviseur. »

Un partage du risque déséquilibré ?

Ces propos on fait réagir fortement Brigitte Bouquot, dénonçant un manque d’écoute de la part des assureurs depuis de nombreuses années : « on a l’impression que c’est l’assurance qui s’approprie la vision prospective du monde, alors que quelque part je crois que c’est l’économie réelle qui a compris l’évolution du monde et sa transformation. » S’en prenant plus directement aux « assureurs qui ont tellement bien vécu sur des produits financiers et essayé de faire croissance à tous crins », elle a estimé que « ces derniers se sont eux-mêmes piégés en ignorant le Risk Management, alors que nous disions depuis 30 ans que la priorité est le Risk Management et le capital investi dans la prévention par les entreprises. J’ai l’impression que vous n’écoutez pas ce qu’on dit depuis des années ! »

La porte-parole des entreprises et des Risk Managers a ainsi opposé les assureurs à « ceux qui sont dans l’économie réelle et en première ligne », déplorant « une fracture entre ces deux mondes », le partage du risque étant « essentiellement porté par les entreprises : pendant que les assureurs montent tranquillement en compétences, les entreprises fondent elles-mêmes leurs démarches pour se protéger le mieux possible par leurs propres ressources. »

Représentant des courtiers, Hervé Houdard n’a guère été plus tendre envers les assureurs : « les profils des entreprises, leurs statistiques, leurs efforts de prévention n’ont jamais été pris en compte par les assureurs pour déterminer les primes et les garanties. La prévention, c’est super mais si les assureurs n’en tiennent pas compte, à quoi cela sert-il ? Or là, des réévaluations tarifaires ont été appliquées avec des limites de capacité uniformes, sans tenir compte de la variabilité technique, industrielle, professionnelle de chaque assuré : c’est stupide et il faut l’arrêter. »

Principale explication d’après lui de ces augmentations, la hausse de la sinistralité CATNAT qui cependant ne saurait tout justifier : « qu’on augmente sans tomber dans l’absurde des risques devenus difficiles, on le comprend. Mais les assurances doivent revenir à du sur mesure, et pas à des presse-boutons sans intérêt qui pénalisent tout le monde. »

Adoptant une posture conciliatrice face à ces critiques visant directement les assureurs, Franck Le Vallois s’est évertué à « ne pas opposer Risk Manager, assureurs et entreprises : nous avons des difficultés à surmonter, il faut le faire ensemble. » Tenant un discours lucide sur les constats, il s’est néanmoins voulu rassurant sur l’engagement des assureurs à continuer de jouer leur rôle : « concernant le risque Cyber, le World Economic Forum a parlé dans son dernier rapport en 2020 d’attaques multipliées par 5. Notre dernière étude sur le climat chez France Assureurs a établi que dans les 30 prochaines années, le coût des aléas climatiques sera doublé par rapport aux 30 années passées. Donc face à de telles dynamiques, il faut admettre collectivement que nous sommes dans un régime transitoire, et non pas un régime de croisière. A partir de là, il nous faut travailler ensemble mais je confirme que l’assurance sera toujours présente. »

Commentant avec plus de recul les évolutions des politiques d’assurance depuis les années 2000, Bruno Mostermans a confirmé une « inversion du cycle. » Les attentats du 11 septembre 2001 avaient en effet provoqué une hausse des coûts d’assurance qui a culminé entre 2002 et 2003. En revanche, depuis les taux n’avaient cessé de baisser pendant presque 20 ans, avant de remonter maintenant. Cette correction tarifaire s’explique en particulier d’après lui du fait « des changements très importants survenus en ce qui concerne les garanties contre le risque Cyber qui a décuplé. »

En définitive, chacun s’est rejoint que le fait que « le monde a changé ». Convenant que « l’assurance n’est pas une commodité », Brigitte Bouquot a déploré que trop d’entreprises ont pensé qu’il était « plus facile de s’assurer contre un risque plutôt que d’investir dans la prévention pour que ce risque ne se produise pas : or ce monde-là est terminé. On suit un changement de modèle, on ne pourra plus travailler comme on l’a fait durant les 30 Glorieuses. »

Quelles pistes pour garantir un avenir assurable ?

Parmi les différentes pistes concrètes pour maintenir l’assurabilité des risques à l’avenir, Brigitte Bouquot et Amélie Breitburd se sont rejointes sur le problème que représentent les taux d’assurance insuffisants observés en Europe. « Certaines entreprises ignorent même qu’elles n’ont aucune couverture sur ces risques systémiques difficilement mutualisables », a regretté la première. De son côté, Amélie Breitburd a pris en exemple les drames des inondations survenues l’an dernier en Belgique et en Allemagne : « seuls 20% des gens étaient assurés, les individus et les PME ne s’assurent pas. Or pour offrir plus de capacité, il faut que tout le monde s’assure. Le risque systémique peut s’assurer dans une certaine mesure avec un plafond, les assureurs ont leur rôle mais à condition que tout le monde s’assure, ce qui permet de créer des réserves et une véritable mutualisation, dans l’espace et dans le temps. » Elle a ainsi appelé à « élargir le débat et développer des politiques encourageant l’assurance afin de créer plus de capacité. »

Un consensus en faveur de l’auto-assurance

La question de l’auto-assurance à travers les captives a naturellement été mise sur la table, Brigitte Bouquot plaidant vivement pour favoriser leur création en France. « Si l’entreprise ne s’assure pas, elle met en place une volatilité dans son compte de résultat, or si un jour elle subit un choc, sans assurance, elle court à la catastrophe. C’est pourquoi il faut coupler la mutualisation dans l’espace des assureurs et la bonne mutualisation dans le temps des entreprises : or la bonne façon de le faire, c’est l’auto-assurance, avec une filiale d’assurance à l’intérieur de l’entreprise qui permette d’opérer cette mutualisation dans le temps de façon professionnelle et encadrée. »

Il se trouve que justement, comme l’a rappelé Brigitte Bouquot, le gouvernent français a décidé l’instauration d’un dispositif favorisant la création de captives d’assurances, réforme fiscale à la clé, en s’étant inspiré de ce qui se fait au Luxembourg, devenu le plus important marché de captives de réassurances dans l’Union Européenne. Le dispositif a été notifié à la Commission Européenne, avec toutefois le risque que celle-ci considère ces mesures comme des outils d’avantages fiscaux indus et non comme des outils de Risk Management. « Nous sommes rassuré que ce pas soit franchi, et un peu inquiets car la Commission Européenne ne sait pas ce que c’est qu’une captive, mais c’est fondamental déjà que les mentalités changent », a souligné Brigitte Bouquot. « Il s’agira d’une mesure essentielle pour retrouver un équilibre d’ici la fin du régime transitoire que Franck Le Vallois a évoqué. »

Histoire de terminer par un consensus, le représentant des assureurs lui-même, traditionnellement peu favorables à l’auto-assurance, a fait part de son approbation sur ce projet : « l’idée de relocaliser les captives, car celles-ci aujourd’hui sont plus établies au Luxembourg qu’à Paris, ou de créer en France de nouvelles captives plutôt qu’au Luxembourg, évidemment nous y sommes favorables, » a indiqué Franck Le Vallois. « Le projet des captives prévoit ce traitement fiscal spécifique qui permet la mutualisation dans le temps, et c’est un peu la clef de voute qui fait que ce dispositif a du sens pour les entreprises. Nous y sommes favorables, et il nous faut collectivement, l’ensemble des parties prenantes, traiter les problématiques sur la table. A savoir l’inégalité devant l’impôt dès lors que ce traitement fiscal spécifique ne bénéficie qu’à certains acteurs, et ce statut d’aide d’Etat qui pourrait être retenu par Bruxelles », a-t-il poursuivi, plaisant pour « des réponses collectives à ces problématiques. »

Abondant dans le même sens, Hervé Houdard a insisté sur la nécessité que ce dispositif puisse s’appliquer le plus rapidement possible : « c’est maintenant que les entreprises ont besoin d’une facilité de captives en France et c’est bien dommage de voir qu’aujourd’hui les captives partent ailleurs. » Il a toutefois envisagé aussi une autre alternative comme la création de mutuelles.

Ce consensus sur les captives a permis à Brigitte Bouquot de terminer ses prises de parole sur une note plus optimiste : « les captives sont un outil formidable de changement de mentalités. Nous prévoyons de réunir les captives françaises sous la bannière de l’AMRAE, à travers une Fédération Française des Captives d’Assurance, pour mieux peser dans les circuits de décision. Cela permettra d’ouvrir tous les possibles pour faire face à ces risques du futur. »

Franck Le Vallois a tenu à souligner en conclusion le rôle majeur joué par les Risk Managers dans les entreprises : « quand l’exposition aux risques s’accroit, c’est l’affaire de tous mais cela doit être la préoccupation première de l’entreprise et des moyens qu’elle accorde : de notre point de vue, le Risk Manager occupe une fonction clé, que nous avons même sacralisée au sein de nos compagnies d’assurance. Toute opposition entre assureur et entreprise ou Risk Manager ne serait que stérile. La notion de risque est centrale, nous sommes confrontés parfois aux limites de l’assurabilité, mais les records ont vocation à être battus et ces limites à être repoussées. »

Retrouvez ICI l’intégralité de cette table-ronde en vidéo.

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