Fiction ? L’assurance glisse vers un nouveau monde

Il y a des sujets que nous évoquons, mais à demi-mot, dans des conférences, des séminaires et parfois des rendez-vous feutrés entre professionnels. Des sujets que l’on évite de creuser en public, par prudence, par crainte, parfois par confort.

L’inassurabilité potentielle de certains risques est en train de devenir l’un d’eux. Certains médias (grand public), eux, en parlent beaucoup plus ouvertement.

Rappelons le rapport 2023 de l’université des Nations unies, Interconnected Disaster Risks (Points de bascule de risques interconnectés), publié avant la COP28. « Un point de bascule de risque est atteint lorsque les systèmes dont nous dépendons pour notre survie et lorsque nos sociétés ne peuvent plus amortir ce risque et cessent de fonctionner comme nous l’attendons. Un « avenir non assurable » constitue l’un de ces six « points de bascule interconnectés ».

Faut-il vraiment l’admettre ?

Le constat même dérange. Il heurte de plein fouet l’un des piliers les plus solides de nos sociétés modernes : la capacité collective à transformer l’incertitude en sécurité.

Depuis toujours, l’assurance repose sur une promesse simple, presque élégante : ce qui arrive aléatoirement peut être partagé par beaucoup. Mais que se passe-t-il quand l’aléatoire devient presque une normalité ? Quand les sinistres cessent d’être des accidents isolés pour devenir des phénomènes récurrents, simultanés, systémiques ? Ne sommes-nous pas en train d’atteindre une limite silencieuse du modèle ?

L’évolution du climat est peut-être le premier révélateur de cette bascule de la fin de ce 1er quart du 21ème siècle (Inondations, sécheresses, feux de forêts, tempêtes, affaissement des sols,…). Ce qui relevait autrefois de l’événement rare dans l’hexagone, entre dans un paysage récurent. Alors les décisions s’enchaînent : hausses récurrentes des primes, franchises alourdies, garanties rabotées, exclusions, augmentation très significatives et dissuasives, parfois retraits discrets de certains territoires. Jusqu’où cette logique peut-elle aller sans créer une géographie de l’assurabilité à plusieurs vitesses ? Peut-on accepter de naître ou vivre dans certaines zones de risques devenues inassurables ? (Voir Itw : Zones non-assurables en France : « Certains biens ne seront plus habitables »

La santé et la prévoyance posent une autre série de questions tout aussi vertigineuses. Les troubles psychiques explosent, les arrêts de travail s’allongent, la dépendance progresse, la population vieillit. Le risque n’est pas brutal, il est lent, chronique, diffus, souvent invisible pour les non-initiés. Comment mutualiser ce qui devient structurel ? L’assurance peut-elle rester un amortisseur quand la société produit encore plus de fragilités longues ?

Le cyber-risque, lui, fait éclater une autre réalité de la mutualisation : celle de la dispersion des sinistres. Une seule attaque peut désormais frapper des centaines, parfois des milliers d’entreprises en même temps, avec des effets dominos importants. Le risque n’est plus éclaté, il est concentré, simultané.

Ne doit-on pas commencer à trouver des réponses aux questions suivantes : À partir de quand la mutualisation devient-elle mathématiquement et économiquement intenable ? Et surtout, qui portera le choc si elle échoue ?

Ces questions ne sont pas seulement techniques. Elles engagent l’économie entière et la société. Car une société qui assure moins est une société qui investit moins, qui entreprend moins, qui ralentit ses projets, qui reconstruit plus lentement après les crises. L’assurance n’est pas un produit comme un autre. Elle est cette infrastructure invisible sans laquelle la prise de risque individuelle et collective s’effondre. Sommes-nous en train de sous-estimer ce que produirait une société où l’assurabilité deviendrait un privilège plutôt qu’un droit largement partagé ?

Derrière tout cela se cache une interrogation beaucoup plus politique. Jusqu’où voulons ou pouvons-nous encore mutualiser le risque ? Jusqu’où acceptons-nous que la collectivité continue de porter ce que l’individu, l’entreprise, la collectivité ou le territoire ne peut plus assumer seul ? Et à partir de quand bascule-t-on dans la logique du « débrouille-toi », qui, sous couvert de responsabilité individuelle, risque surtout d’organiser de nouvelles formes d’exclusion ?

Pourquoi alors ce type de questionnement reste-t-il encore, dans notre secteur, souterrain ? Peut-être parce que reconnaître l’inassurabilité, c’est fragiliser un édifice bâti sur la confiance. Peut-être parce que cela reviendrait à admettre que des portefeuilles, des marchés, des modèles entiers sont en difficultés, voire en danger ?

Et pourtant, une autre mutation s’opère déjà, discrètement, sans toujours être nommée comme telle. L’assurance de demain semble glisser d’un métier de la réparation vers un métier de la préservation. Le futur de la promesse de l’assurance ne sera peut-être plus uniquement l’indemnisation, mais la prévention. Il ne s’agira plus seulement d’indemniser, mais d’empêcher que le sinistre n’arrive. Prévenir plutôt que guérir, anticiper plutôt que compenser. L’assureur de demain ne vendra plus seulement un contrat. Il vendra une capacité à rester assurable. Cela passera par la prévention santé, la sécurisation des logements, la protection numérique, l’analyse comportementale, l’anticipation environnementale, …. La valeur, alors, se déplacerait du moment du sinistre vers l’anticipation et la réduction du risque. La prédiction, la détection de signaux faibles et la prévention personnalisée deviendraient les nouveaux piliers du métier. La donnée serait alors un actif stratégique central, la prédiction d’un nouvel horizon. Mais cette éventuelle promesse d’une assurance préventive, pilotée par la data, les comportements et les signaux faibles, ne pose-t-elle pas elle aussi des questions redoutables en matière de libertés, de surveillance et de responsabilisation individuelle ?

Autre évolution nécessaire, une coopération systémique « public-privé » quasi inexistante aujourd’hui, sur bien des sujets. Sur le climat, la dépendance, les pandémies, les crises majeures, l’idée qu’un marché seul puisse amortir ou porter ces risques paraît de plus en plus illusoire. Mais où commence le rôle de l’État ? Où s’arrête celui des acteurs privés ? Et qui financera durablement l’inassurable lorsque même la solidarité nationale sera sous tension, voire sous perfusion ?

Enfin, une transformation plus silencieuse encore semble s’amorcer : on n’assurerait plus seulement des personnes, des biens, des objets, … mais des trajectoires de vie. Il ne s’agirait plus uniquement de couvrir un individu, une maison, une voiture, …. mais de protéger une capacité à vivre, à travailler, à se soigner, à se relever après un choc. Cette évolution est porteuse d’espoir, mais aussi de responsabilités immenses.

La vérité, peut-être, est que le modèle assurantiel que nous avons connu arrive au terme d’une séquence ou d’un cycle. Non pas dans un fracas spectaculaire, mais dans une série de glissements presque imperceptibles. L’assurance de demain sera, peut-être, plus préventive, plus data-driven, plus personnalisée, plus politique aussi. Elle sera sans doute plus intrusive, parfois plus dure, peut-être plus injuste si les équilibres sont mal pensés. Reste une dernière question, sans doute la plus dérangeante de toutes. L’assurance doit-elle continuer à poursuivre l’illusion de presque tout couvrir ? Ou doit-elle désormais aider la société, les clients à regarder en face ces nouvelles réalités ? Je n’ai pas la réponse. Mais il devient, peut-être, risqué de ne pas oser poser publiquement ce type de questions.

*Nouvelle d’Assurance-fiction (ou pas ?) produite par ©Jean-Luc Gambey – l’Assurance en mouvement : le 11/12/2025. Cette contribution n’a pas vocation à énoncer mes certitudes. Il s’agit juste d’un regard, de questionnements, d’un point d’étape personnel nourri par l’observation, l’actualité et les signaux faibles du secteur. Son seul objectif est éventuellement d’ouvrir un espace de réflexion collective, d’alimenter le débat et, peut-être, d’inviter chacun à interroger le modèle du secteur de l’assurance, que nous pensions, peut-être immuable.

Voir la précédente : Assurance-fiction : souscrire autrement sa MRH

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