Fraude assurance santé, une détection en temps réel

David Dumas-Lattaque est Head of Customer Success France – Health & Life de Shift Technology. Son interview a été réalisée le 19/09/2025*.

Pouvez-vous nous parler des enjeux et de l’évolution de la fraude en santé ?

La fraude en santé va certainement continuer d’évoluer vers plus d’industrialisation et de sophistication : réseaux organisés, inventions de prestations, facturation d’équipements fictifs ou gonflement des montants, utilisations de faux documents créés par une IA… La digitalisation accroît à la fois les opportunités de fraude et surtout les capacités de détection. Face à cela, une lutte efficace exige une détection en temps réel, une analyse multi-sources (données assureurs, CPAM, bases de données externes) et multi-format (données structurées et documents) ainsi que des processus automatisés pour prioriser les investigations. Un renforcement des échanges inter-acteurs, encadrés juridiquement, permettra d’accélérer ce travail et investir dans des modèles adaptatifs et évolutifs. La mise à disposition de données de qualité et la collaboration sectorielle seront clés pour contenir l’impact financier lié à ce fléau.

Comment évoluent les typologies de fraudes observées dans le champ de l’assurance santé aujourd’hui ?

Les typologies de fraude en assurance santé évoluent et se diversifient. On observe aujourd’hui deux grandes tendances :

  • Fraude des professionnels de santé : elle représente une part importante des montants détectés (souvent plus de 70% voire 80% selon les bilans), du fait d’opérations plus rentables et organisées (actes fictifs, surfacturation de dispositifs, facturation de prestations non réalisées, collusion avec des assurés). Ces fraudes tendent à être « industrialisées » avec des réseaux structurés, des schémas complexes des fraudeurs qui se spécialisent. Nous voyons régulièrement l’exemple avec des collusions entre professionnels de Santé, opticiens et audioprothésistes, ou des PS prescripteurs. Certaines fraudes représentent des enjeux financiers de plusieurs dizaines voire centaines de milliers d’Euros (par exemple des trafics de médicaments)
  • Fraude des assurés : nous observons toujours des volumes significatifs et croissants (déclarations mensongères, actes non réalisés, faux documents via des recours à des procédés numériques plus élaborés) parfois plus visibles grâce à l’intensification des contrôles et au développement de nouveaux algorithmes de détection. Nous constatons également une industrialisation de cette typologie de fraude via les réseaux sociaux. Les montants unitaires sont en général plus faibles que pour la fraude des praticiens, mais le nombre d’actes frauduleux reste important.

Les cas de fautes tels que les doubles paiements, ou encore les erreurs de facturations telles que les exonérations, sont toujours observés.

Que peut-on dire des coûts liés à la Fraude pour les assureurs ?

Selon plusieurs sources, nous pouvons considérer qu’en moyenne les pourcentages de fraude et paiements à tort en assurance santé représentent entre 5 et 10% du montant des prestations versées.
Avec nos solutions, nous observons des résultats de gains pouvant aller jusqu’à 10€ par personnes protégées par an, soit par blocage de paiement soit par récupération de sommes indues. Les montants détectés peuvent quant à eux représenter facilement le double voire le triple des montants économisés selon les contextes.

Comment l’Intelligence Artificielle est-elle concrètement utilisée pour détecter et traiter la fraude ?

Nos solutions exploitent plusieurs briques d’IA complémentaires pour lutter contre la fraude, les abus et les paiements à tort :

  • Préparation et enrichissement des données : nettoyage, normalisation et reconstitution d’entités (corrections orthographiques, rapprochement et consolidation d’identifiants), afin d’obtenir des jeux de données fiables et exploitables.
  • Traitement du langage naturel (NLP) et grands modèles de langage : extraction d’informations à partir de textes libres (courriers, rapports, échanges), catégorisation automatique et génération d’observations sur des contenus non structurés.
  • Apprentissage automatique (ML) : modèles supervisés pour prédire la probabilité de fraude et prioriser les alertes au sein de scénarios métiers ; modèles non supervisés pour détecter des tendances émergentes et des anomalies inédites.
  • Analyse documentaire et visuelle : lecture automatique de documents (OCR), extraction de métadonnées, comparaison d’images et détection de falsifications ou de duplications.
  • Analyse de graphes et des réseaux : mise en lumière des relations entre acteurs (assurés, professionnels, prestataires) pour identifier des schémas organisés et des réseaux de fraude.

Ces composants sont orchestrés ensemble : la qualité des données alimente les modèles, le NLP et l’analyse documentaire enrichissent les signaux, et l’analyse de réseau permet de détecter les schémas structurels. Le résultat est un dispositif capable de détecter plus tôt, classer et prioriser les cas à investiguer, et orienter les actions correctives pour faciliter le travail aux gestionnaires.

Peut-on parler d’aide à la décision ou est-on déjà sur de l’automatisation ?

Les solutions existantes sont des outils d’aide à la décision qui automatisent un grand nombre de tâches et de calculs que les gestionnaires mettraient parfois des heures voire des jours à réaliser. Néanmoins, il n’est pas possible aujourd’hui d’automatiser le traitement de bout en bout d’une alerte de fraude et de bloquer définitivement une prestation sans qu’il y ait eu de contrôle humain. La CNIL l’interdit. Le résultat de la détection et l’instruction de l’alerte générée par les algorithmes seront toujours validés par un gestionnaire.

Et concernant la transparence des algorithmes et la traçabilité des décisions ?

Chacun de nos clients a la connaissance des scénarios intégrés à la solution qu’ils exploitent. Ce sont eux qui définissent leur stratégie de lutte anti-fraude et Shift Technology alimente ensuite la base de scénarios en production en fonction de ceux qu’ils auront sélectionnés. Les scénarios varient en fonction du domaine de soins, du type de suspicion recherchée (fraude, abus, fautes etc.) et du type de fraudeur visé (assuré, professionnel de santé ou encore collusion) ;
Chaque alerte générée par un ou plusieurs scénarios présente dans l’interface utilisateurs l’ensemble des variables explicatives calculées ayant mené à la suspicion, avec un score global de suspicion dédié. Les actions des gestionnaires sont également tracées dans la solution pour faciliter le suivi.

Comment évitez-vous les biais algorithmiques ?

Plutôt que d’aborder la fraude comme un problème unique et global, nous décomposons la problématique en sous-ensembles que nous contrôlons séparément. Cela nous permet de garder la maîtrise sur le comportement global de la solution.

Nous nous concentrons sur l’analyse de comportements suspects, et non sur de simples corrélations statistiques. Concrètement, des données comme le lieu de résidence, le nom de famille ou la nationalité ne sont jamais utilisées comme facteurs de suspicion. Elles ne peuvent servir que de repères techniques (par exemple pour mesurer des distances ou détecter des liens de parenté), mais jamais comme critères déterminants. Au-delà de l’éthique, cela éviterait surtout de générer des alertes non pertinentes.

Enfin, notre IA n’a pas vocation à prendre de décision finale. Elle fournit un score de suspicion ainsi que les facteurs explicatifs qui ont conduit à cette alerte. C’est ensuite un gestionnaire ou un enquêteur qui analyse les résultats, mène l’investigation et décide de l’action à entreprendre. L’IA est donc un outil d’aide à la décision, qui permet de travailler plus vite et plus efficacement.

L’IA permet-elle aussi de prévenir la fraude en amont ?

Après avoir généré des alertes sur des assurés ou professionnels de santé, notre solution permet aux gestionnaires de réaliser des campagnes de contrôles sur les plus grands fraudeurs créant ainsi, pour la majorité d’entre eux, un effet dissuasif. Grâce à ces actions, nous constatons une diminution des volumes de fraude chez les personnes ciblées. Nous sommes capables de mesurer avec précision les impacts.

Au-delà de son effet dissuasif, notre solution s’intègre aux systèmes d’information des complémentaires santé afin de bloquer, avant paiement, toute prestation faisant l’objet d’une suspicion, qu’il s’agisse d’une fraude ou d’une faute, sur les flux tiers payant et hors tiers payant.

L’utilisation de l’IA contre la fraude par les acteurs de l’assurance santé est-elle une pratique courante ?

Oui, l’usage de l’IA pour la détection de fraude, abus et paiement à tort en assurance santé se généralise progressivement.
Les plus grands acteurs du marché ont investi dans des solutions comme celles de Shift Technology ou bien dans des équipes de Data scientists afin de développer des cas d’usage autour de cette thématique. Des modèles hybrides existent parfois. Les acteurs de taille intermédiaire et de plus petites mutuelles ont suivi la tendance.

Quels sont, selon vous, les freins majeurs à une meilleure mutualisation des données de prestations santé dans le secteur ?

Shift Technology a initié une base de détection mutualisée en assurance santé et prévoyance qui consiste à identifier des suspicions de fraude, abus et fautes à partir d’historiques de données pseudonymisées de bénéficiaires (assurés) issues de plusieurs organismes complémentaires. Seuls ceux ayant souhaité adhérer à cette initiative ont accès à cette base. Cette mise en commun d’informations permet ainsi d’appliquer des scénarios spécifiques et générer des alertes qui n’auraient pu être créées sans ce croisement de données. L’objectif est double : étendre la détection avec de nouveaux scénarios spécifiques afin d’identifier davantage de cas et réaliser des économies additionnelles (estimation de +5% à 10%).

Les principaux freins sont souvent d’ordre réglementaire. À titre d’exemple, la CNIL a récemment restreint l’exploitation de certaines données à des fins de lutte anti‑fraude. Cela a malheureusement réduit l’efficacité de certains types de détection pour lesquels ces informations étaient nécessaires afin de lever des suspicions.

Existe-t-il des ponts de collaboration avec les complémentaires santé et l’Assurance Maladie, sur la gestion coordonnée de la fraude ?

Ce qui existe déjà dans le secteur de l’assurance santé :

  • Des partages d’informations encadrés : échange de données ciblées entre OCAM (parfois via des conventions ou via des intermédiaires sécurisés) pour des cas de suspicion confirmée.
  • Des instances bilatérales ou multilatérales : groupes de travail sectoriels, observatoires de la fraude ou partenariats avec des gestionnaires mutualisés (ex. certaines structures inter-assureurs).
  • Des initiatives associatives : organisations comme l’ALFA via la mise en place des circulaires, API ou règles de gouvernance pour faciliter les échanges entre membres.

Les OCAM sont assez promoteurs de l’idée du développement d’une meilleure collaboration avec l’Assurance Maladie. Ce sujet a notamment été introduit dans le PLFSS 2025 avec par exemple le fait qu’en cas de soupçon de fraude l’Assurance maladie et les organismes complémentaires pourront échanger des informations ciblées sur l’auteur présumé ainsi que sur les actes et prestations concernés.

Les professionnels de santé expriment des craintes, non ?

Nous n’élaborons pas nos modèles sous forme de boîtes noires visant à résoudre un problème de bout en bout. Nous décomposons la problématique (par ex. la détection de fraude) en sous‑problèmes distincts, que nous traitons séparément, ce qui nous permet de conserver une maîtrise fine du comportement global du système. Par ailleurs, nos algorithmes cherchent à repérer des comportements suspects (schémas, enchaînements d’actions, connexions entre acteurs) plutôt qu’à s’appuyer sur de simples corrélations statistiques. Ainsi, nos analyses restent objectives et factuelles, limitant tous risques de biais dans la détection. Seuls les professionnels de santé présentant des motifs sérieux de suspicion sont soumis à des contrôles ou au blocage de prestations.

La fraude santé peut-elle vraiment être réduite durablement, ou faut-il plutôt parler de « gestion du risque fraude » ?

La fraude continuera très probablement d’évoluer, portée par l’inventivité des fraudeurs et l’émergence de nouveaux schémas. Il est difficile de prédire si le volume d’opérations suspectes augmentera fortement, mais une chose est certaine : entre les évolutions réglementaires et l’arrivée de nouvelles technologies, les dispositifs de détection doivent s’adapter en permanence. L’amélioration continue des modèles et l’intégration de nouveaux scénarios seront essentielles pour bloquer les prestations indûment versées et neutraliser les fraudeurs. Ces contrôles, qui peuvent aboutir à des sanctions de la part des complémentaires santé, contribuent également à renforcer l’effet dissuasif obtenu grâce à des solutions comme celle de Shift Technology.

Voyez-vous émerger de nouvelles menaces (deepfake de documents, IA générative, etc.) dans le domaine de la fraude ?

Des nouvelles typologies de fraude sont apparues en exploitant différents canaux tels que les réseaux sociaux. Par exemple, certains fraudeurs, usurpant l’identité de professionnels de santé, sont entrés en contact via Snapchat avec des assurés complices pour créer des facturations d’actes fictifs. Grâce à des échanges d’informations sur les garanties et les données liées au contrat des assurés, plusieurs dizaines de milliers d’Euros ont été rattachés à ces fraudes documentaires.

Autre exemple, les faux documents créés à partir d’intelligence artificielle générative seront bien plus difficiles à détecter par un humain, c’est la raison pour laquelle la poursuite de la recherche et développement sur des scénarios évolués analysant le contenu des documents ainsi que leur métadonnées sera clé pour continuer de lutter efficacement contre ces nouvelles pratiques frauduleuses.

Quelles innovations techniques ou réglementaires pourraient faire progresser la lutte contre la fraude dans les 3 à 5 ans ?

Plusieurs axes d’amélioration sont identifiés :

  • La poursuite de la détection et le renforcement des analyses de réseaux grâce à de nouveaux algorithmes afin de révéler les cas de collusions les plus complexes.
  • La généralisation du partage d’informations entre OCAM, comme l’initiative de Shift Technology évoquée précédemment, et entre les OCAM et le régime obligatoire tout en respectant la protection de données personnelles et encadrant juridiquement ces collaborations. L’idée est de pouvoir mieux partager les signaux de suspicion de façon sécurisée et traçable
  • L’exploitation d’agents intelligents (IA agentique) intégrés aux solutions afin d’accélérer les investigations et automatiser certaines étapes encore réalisées manuellement aujourd’hui. Par exemple, un contact de l’assuré ou PS, une analyse de pièces justificatives reçues après un contrôle, etc.

Comment Shift Technology analyse les cas et facilite les investigations et traitement ?

La solution de Shift Technology analyse de manière récurrente et, selon les contextes, en temps réel, les données transmises par les assureurs (tiers payant et hors tiers payant), et restitue les résultats sous forme d’alertes dans une interface dédiée. Cette interface, outil d’aide à la décision utilisé par des gestionnaires spécialisés, permet de comprendre l’analyse via le partage des variables explicatives associées aux cas suspects, et facilite l’investigation grâce à un ensemble de fonctionnalités intégrées (historique des actions réalisées par les gestionnaires, réception de pièces justificatives, intégration du processus de qualification des alertes étape par étape, etc.).

La centralisation des traitements dans un outil unique permet la gestion complète d’un dossier, de sa détection à sa clôture, avec calcul automatique des économies reconnues et présentées sous la forme d’un reporting intégré. La restitution de ces métriques nous permet d’assurer un pilotage de la performance avec nos clients en vue d’améliorer continuellement le dispositif. Par ailleurs, cette solution permet également de réaliser un certain nombre d’analyses et d’exploration à la main des gestionnaires grâce à une restitution claire et structurée des données.

*Interview publié dans le MoveBook « Fraude santé : l’IA, vigile ou complice ? » enrichi par les contributions d’experts et 102 professionnels du secteur, rassemble des chiffres clés, des analyses de tendance et des retours d’expérience concrets pour aider les professionnels de l’assurance à mieux comprendre les enjeux opérationnels et stratégiques de l’IA en matière d’antifraude.

➡️ Movebook complet à télécharger et à lire ici.

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