Yann Abeloos est Directeur Général Adjoint en charge du BPO – Gestion Déléguée – Tiers-Payant de CEGEDIM Assurances. Son interview a été réalisée le 05/09/2025*.
Comment évoluent les typologies de fraudes observées dans le champ de l’assurance santé aujourd’hui ?
Quelques nouveautés, sur ce sujet de la fraude, impactent essentiellement le secteur de l’assurance santé.
- D’un côté, des outils d’intelligence artificielle de génération de fausses factures et de l’autre des faux documents produits pour deux raisons essentielles. Pour générer des fausses demandes de remboursement de frais de santé qui n’ont pas lieu d’être : remboursement dentaire, kinésithérapie, ostéopathie, ..
- Et de l’autre générer un faux document pour souscrire une assurance santé et ensuite demander des remboursements importants pour le même acte auprès de plusieurs acteurs.
Nous pouvons avoir la même chose côté professionnels de santé. Un professionnel de santé peut produire de faux documents pour être conventionné avec un opérateur de tiers payant et ensuite envoyer des fausses factures pour être remboursé. Nous pouvons aussi avoir des factures de faux kinésithérapeutes, opticiens, audiologues,… . Ces pratiques sont largement facilitées avec l’intelligence artificielle et ces générations de fausses factures deviennent un peu plus compliquées à identifier.
Un autre phénomène plutôt nouveau. Sur les réseaux sociaux, des personnes encouragent des gens à frauder. Les fraudeurs demandent une copie de la carte de tiers payant, s’occupent de faire des envois de fausses factures aux complémentaires santé et propose le partage à 50 % du remboursement. Le réseau social sert de mise en contact des acteurs de la fraude avec des assurés « lambda » pour générer une fraude à bénéfice partagé. Il s’agit d’une pratique de plus en plus fréquente, sur des réseaux connus.
En 2025, est-ce qu’il y a des tendances, des typologies de fraude plus importantes, en termes de volume de fraudes constatées ?
Les tendances dépendent des acteurs. Pour ce qui nous concerne, en tant qu’opérateur de tiers payant, comme nous avons davantage de délégation pour du tiers payant optique que pour du dentaire, naturellement, cela se retranscrit dans les tendances. Mais ce n’est pas pour autant qu’il y a plus de fraude d’un côté ou de l’autre. Nous constatons, en général, que la fraude est plutôt sur des actes à montants importants, donc assez naturellement, plutôt sur de l’optique et sur de l’hospitalisation, par exemple sur de la chambre particulière.
Est ce qu’il y a des zones grises sur la fraude détectée ? Il peut y avoir fraude intentionnelle ou erreur de bonne foi ?
Il y a les deux. C’est vrai, par exemple que ce que l’on détecte pour l’hôpital public, est davantage des erreurs. Des situations, par exemple, pour des patients en ALD (Affection Longue Durée) et pour lesquelles, des demandes de remboursements sont adressées à l’assurance santé complémentaire. Si cela relève plutôt de l’erreur, c’est néanmoins très important pour nos clients assureurs et pour leur compte technique. En revanche, lorsque des cliniques facturent des chambres particulières alors que l’assuré n’a pas séjourné dans les établissements, il s’agit là de tentatives de fraude.
Autre situation, des abus. Le cas classique de l’opticien qui connaît le niveau des garanties de l’assuré et qui va indiquer le montant maximum de la garantie : montures et verres. Tous ces scénarios génèrent des pertes techniques pour l’assureur, si la fraude n’est pas identifiée. Sur ce sujet, nous travaillons avec la même solution, celle de Shift Technology. Nous avons un partenariat exclusif pour un certain nombre de clients en assurance santé (14 à aujourd’hui). L’outil de Shift Technology permet de remonter des suspicions de fraude, ensuite nos équipes de gestion effectuent l’analyse et si la fraude est avérée, nous rejetons la facture ou réclamons le montant. Ensuite nous indiquons à nos clients, le volume de fraudes détectées, les remboursements fictifs évités, selon différents scénarios de détection.
La détection est permise grâce à l’apport de l’intelligence artificielle. Alors concrètement, comment est-elle utilisée ?
L’IA effectue l’analyse documentaire, dans le contenu des factures. Il y a plusieurs modules, par exemples comparer une facture avec des factures passées, ou sur un patient en ALD, l’IA va analyser la combinaison des médicaments facturés. Dans tous les cas l’outil remonte l’alerte, ensuite notre gestionnaire analyse et prend la décision finale. Lorsque l’argent à été récupéré suite à une fraude, cela octroie un scoring de pertinence de l’alerte initiale. Ce scoring favorise le côté apprentissage et les alertes pertinentes ainsi que l’utilisation de certains scénarios.
Que pouvez nous dire sur les scénarios que vous évoquez ?
Nous avons des dizaines de scénarios paramétrés. Par exemple des remboursements pour des séjours à l’hôpital qui dépassent 30 jours, des remboursements pour l’optique pour une demande d’équipement pour toute la famille, des lentilles pour des enfants de six mois… . Mais globalement, nous devons identifier des scénarios de fraude très impactants, pas très simples et avec des combinaisons de multiples facteurs. Nous nous concentrons sur les scénarios les plus pertinents, ceux qui génèrent des montants de fraude importants.
La détection de la fraude est automatisée et le traitement est-il toujours effectué par une intervention humaine ?
Exactement, le gestionnaire analyse et valide la pertinence de la détection par l’IA. Ensuite nous déclenchons la procédure s’il y a une fraude avérée pour récupérer le montant. Il n’y a jamais de demande de remboursement de la fraude totalement automatisés. Selon les scénarios, la pertinence de la détection de fraude effectuée par l’IA va être entre 30 et 50 %. Nos équipes de gestion de fraude sont importantes et nécessitent un niveau d’expertise dans l’assurance santé. Avec bien sûr, de la formation à nos processus, à l’enquête, à l’analyse. Dans certaines situations, nous pouvons faire appel à des médecins conseils qui peuvent dans certains cas nous donner leur avis sur une facture d’un dentiste, d’un opticien, … .
Revenons à votre partenariat avec Shift Technology ?
Nous proposons ensemble aux acteurs de l’assurance santé, la solution complète qui repose sur le logiciel de Shift Technology et la cellule de gestion de CEGEDIM Assurances. Cette offre est proposée à nos assureurs clients pour le tiers payant, à nos assureurs en gestion déléguée, et également dans le cadre de notre offre « logiciel ».
Quand une fraude est détectée et avérée, est-ce qu’il y a une traçabilité et une historisation de la Fraude ?
Oui, c’est même le cœur de notre fonctionnement, c’est ce qui permet à chaque traitement d’analyser également les fraudes passées détectées, par exemple pour un même professionnel de santé. L’historique des fraudes démarre au lancement de notre partenariat avec Shift Technology, depuis 2021.
Est-ce que l’IA peut prévenir la fraude ?
Oui. Nous effectuons la détection de la fraude a posteriori, c’est à dire dès lors que la facture a été remboursée. Mais nous pouvons également bloquer le paiement de la prestation, par exemple au moment de la demande de prise en charge, pour l’hôpital, l’opticien, … . Après il y a des situations où ce n’est pas forcément facile, avec des gros volumes. Par exemple pour la pharmacie, nous traitons environ 4 millions de factures par semaine, et où nous devons tenir compte de la contrainte des délais de traitement liés à nos conventions avec ces professionnels de santé. Cela nous oblige à réaliser ces analyses de fraude dans un délai restreint. Le volume précédent est énorme par rapport aux 100 000 factures traitées pour l’optique. Nous devons donc nous concentrer sur les gros montants de remboursement.
Afin de réduire les tentatives de fraude en amont, est-ce qu’il y a aussi des actions de prévention, de communication, en amont de toute transmission de factures, pour sensibiliser les professionnels de santé ?
Ce que nous mesurons est l’effet dissuasif, qui n’arrive pas tout de suite. Mais pour les clients mis en production depuis un peu plus de deux ans, nous mesurons véritablement cet effet dissuasif de nos actions. Elles génèrent vraiment des gains pour les assureurs. Cet effet mesuré de la dissuasion se fait sur les mêmes professionnels de santé pour lesquels il y a déjà eu des détections d’erreurs, d’abus ou de fraude. Il y a quelques clients qui bénéficient de cette mesure, car celle-ci est liée à l’antériorité de la production que nous réalisons pour eux.
Nous allons parler des ponts de collaboration entre les assureurs santé et l’Assurance Maladie. Votre objectif est commun, la réduction de la fraude sur les prestations santé. Est-ce qu’il y a une forme de coopération publique/privé sur ces sujets de fraude ?
Aujourd’hui non. Et c’est malheureux. Il y a même une première question qui pourrait être. : « Est-ce qu’il y a un bon niveau de communication déjà entre l’Assurance Maladie et l’assurance complémentaire ? » La réponse est également non.
Bien sûr, il y a l’action de l’ALFA (Agence de Lutte contre la Fraude à l’Assurance) qui se concentre aujourd’hui sur la partie fraude avec la circularisation de situations de fraudes reproduites par des assurés. L’ALFA a très récemment décidé de s’ouvrir aux organismes tiers comme les opérateurs de tiers payant. Nous sommes devenus adhérents de l’ALFA depuis un mois. Nous devons travailler ensemble pour partager un peu plus largement sur le marché les pratiques frauduleuses qui se répètent chez les professionnels de santé.
Par ailleurs, j’ai lu récemment que l’Assurance Maladie voulait collaborer davantage avec les assureurs santé sur les sujets de fraude. Cela est extrêmement positif. Ensuite, il peut subsister des freins concernant une meilleure mutualisation des données. La donnée est une matière extrêmement précieuse pour chacun des assureurs qui proposent des produits de santé, des produits de prévoyance, … et la réglementation sur la protection des données (RGPD), fait que les acteurs sont très contrôlés. Par ailleurs, les acteurs du secteur voient la détection de fraude comme un avantage concurrentiel en réduisant les pertes techniques et en améliorant le résultat technique.
Un des points qui pourrait être intéressant de mutualiser entre acteurs du secteur est la situation des fraudeurs qui contractualisent des contrats santé chez plusieurs assureurs en même temps et qui se font rembourser plusieurs fois les mêmes soins. Cette détection est aujourd’hui impossible si nous n’avons pas d’analyse combinée des portefeuilles.
Vous êtes favorable à cette dynamique de collaboration, de co-construction entre acteurs pour rendre encore plus efficace la détection de fraude ?
Nous sommes complètement favorables pour faire progresser la lutte contre la fraude, tout le monde y gagnerait.
Il y a-t-il d’autres évolutions, innovations possibles sur ce sujet de la fraude en assurance santé ?
Concernant les professionnels de santé, quand la fraude est constatée, plutôt que de demander la restitution de la somme des prestations indues, ce qui n’est pas toujours simple, nous avons commencé à déployer des mécanismes de compensation sur les prochaines factures à recevoir. Si la réglementation nous aidait sur ce sujet, nous pourrions le faire davantage.
Les organisations représentatives des corporations de professionnels de santé que vous avez évoquées, n’ont-elles pas un rôle majeur pour sensibiliser à la nécessité de réduire la fraude ?
Elles ont un rôle à jouer. Mais pour l’instant, elles relayent plus les remontées de leurs adhérents qui trouvent anormal d’avoir à justifier leurs factures ou d’envoyer les ordonnances associées. Elles ont avant tout une posture de défense des intérêts de leurs adhérents.
Nous avons évoqué l’IA qui détecte la fraude. Parlons désormais de l’IA qui génère de la fraude documentaire.
L’assurance santé est un secteur très « processé » et nécessite également une demande de pièces assez importante. Avant de procéder au remboursement, nous demandons la carte de tiers payant, le RIB, l’ordonnance, …. et cela met déjà un certain nombre de freins à la fraude. De plus, nous avons des développeurs qui travaillent pour permettre de détecter de faux documents générés par l’IA. Les nouvelles technologies permettent de détecter ces documents beaucoup plus facilement.
La fraude peut-elle être réduite durablement ?
La gestion de la fraude est un peu comme le risque cyber. Cela nécessite un travail continu avec les nouvelles technologies d’intelligence artificielle, mais aussi nos équipes de détection de fraude. Ces équipes ne cessent d’ailleurs de s’agrandir à mesure que le risque fraude s’amplifie. Quand un nouveau client entre en production, au départ, nous récupérons un historique de factures qui permet un gain immédiat. Ensuite, dans une logique de gestion courante de la fraude, passé deux ans, nous mesurons les effets dissuasifs. Nous constatons donc bien une baisse de la fraude.
Pour conclure ?
CEGEDIM Assurances joue clairement un rôle pour que le secteur de l’assurance santé constate moins de fraudes. Nous sommes l’entreprise avec le plus gros référentiel de professionnels de santé et d’assurés, nous sommes l’acteur leader du tiers payant, leader sur la partie logicielle et sur la gestion déléguée aujourd’hui. Nous permettons donc à nos clients, de se doter des outils et des moyens qui permettent d’avoir une gestion santé « propre ». Nous devons rester à la pointe des outils proposés et sécuriser nos clients assureurs pour une gestion santé sans fraudeurs. C’est notre promesse. Tout le monde sait qu’il y aura de la fraude, mais en tout cas, nous arrivons à réduire les cas et les montants de fraude. Selon nos clients, nous leur générons entre 3 € et 7 € de gains par personne protégée. C’est extrêmement significatif dans un contexte marché où il y a de moins en moins de marge et une exigence de réduction des frais de gestion.
*Interview publié dans le MoveBook « Fraude santé : l’IA, vigile ou complice ? » enrichi par les contributions d’experts et 102 professionnels du secteur, rassemble des chiffres clés, des analyses de tendance et des retours d’expérience concrets pour aider les professionnels de l’assurance à mieux comprendre les enjeux opérationnels et stratégiques de l’IA en matière d’antifraude.
➡️ Movebook complet à télécharger et à lire ici.

