Maxence Bizien est Directeur général de l’ALFA (Agence de Lutte contre la Fraude à l’Assurance), association affiliée à France Assureurs. Son interview a été réalisée le 17/09/2025*.
Comment L’ALFA(1) voit-elle l’évolution de la fraude sur le périmètre de l’assurance santé, de la prévoyance ?
La fraude dans le domaine de la santé représenterait plusieurs milliards d’Euros pour l’ensemble des acteurs publics et privés. Bien que de nombreuses études ont été menées sur le sujet, les différents acteurs peinent encore à s’accorder sur les enjeux. Dans son rapport de 2020 intitulé « La lutte contre les fraudes aux prestations sociales, la Cour des comptes indiquait ne pas être en mesure d’estimer avec précision les montants concernés, évaluant toutefois la fraude potentielle à environ 14 milliards d’Euros. Cette même institution constatait que les progrès réalisés étaient trop lents et qu’un changement d’échelle était donc indispensable. Depuis lors, la Sécurité sociale a poursuivi son travail sur ce sujet, estimant que le taux de fraude variait entre 3 % et 7 % selon la nature des dépenses.
Sur la branche maladie, si l’on considère un taux de fraude à 5% sur les 226 milliards d’Euros de prestations nettes versées en 2023, l’enjeu s’élève à 11,3 milliards d’Euros.
Pour les organismes complémentaires, aucune étude scientifique ou actuarielle formelle n’a été menée par des centres de recherche en France. Certains pays, plutôt anglo-saxons, ont essayé d’évaluer la fraude dans ce domaine. À partir de quelques éléments de comparaison sur nos portefeuilles, côté organismes d’assurance santé nous arriverions à un enjeu de 2,7 milliards d’Euros.
Le potentiel d’économie pour le secteur est majeur, sachant qu’il faut distinguer la fraude réelle de ce que l’on peut réellement identifier. C’est un leurre de croire que nous pourrons endiguer la totalité de la fraude en assurance santé.
Concernant l’Assurance maladie, 628 millions d’Euros de fraudes ont été identifiés en 2024. Mais cela ne veut pas dire que l’intégralité des fraudes ont été stoppées : le montant réellement empêché reste inférieur. Chaque année l’ALFA demande à ses plus de 345 adhérents un reporting de leurs activités de lutte contre la fraude. C’est une démarche volontaire de leur part. Les organismes d’assurance santé et les acteurs de l’assurance IARD participent activement à cette collecte de données chiffrées. Côté santé prévoyance, le reporting à l’ALFA est beaucoup plus récent. Si le sujet de la fraude a été longtemps tabou, la fraude santé s’est révélée au grand jour avec le 100% santé.
En matière de fraude, il y a une règle : on ne la voit que si on la cherche. Une fois détectée, il est essentiel de s’appliquer à l’enregistrer et à transmettre cette comptabilisation à l’ALFA, si l’on est adhérent. En 2023, au niveau global nous avons comptabilisé 695 millions d’Euros de fraude identifiés (IARD, Santé, Prévoyance, assurance vie), dont 485 millions d’Euros en IARD et 83 millions d’Euros en santé.
On constate un écart de maturité dans la lutte contre la fraude, mais un rattrapage rapide est constaté du fait d’un niveau de menace observé par tous. Cette menace se compose de plusieurs pans : le 100 % santé, qui a ouvert un nouveau marché de la fraude avec le panier de soins (Optique, Dentaire, Audioprothèse), en plus de fraudes déjà existantes sur l’hospitalisation, le transport ou les soins infirmiers. Aujourd’hui, on constate un pic de fraude qui bouleverse les équilibres et fait réagir les entreprises du secteur. Un deuxième pan est venu accentuer le développement de la fraude : la libéralisation des centres de santé, qui a ôté les contrôles préalables des Agences Régionales de Santé pour l’ouverture de centres de santé. L’idée initiale, développée par deux ministres successifs de la santé, était de libéraliser les centres de santé pour lutter contre les déserts médicaux.
Ce qui a été constaté, c’est une dérive à grande échelle de certains acteurs qui font les choux-gras des journaux, en optique, en dentaire, en audioprothèse… Il y a une quinzaine d’années, il suffisait d’appeler directement un ophtalmologiste pour prendre rendez-vous. Le patient se rendait alors au centre de santé et rencontrait l’assistante puis le praticien.
Aujourd’hui, le parcours est davantage structuré : les rendez-vous se prennent sur des plateformes en ligne et le patient suit un protocole complet. L’assistante réceptionne la carte Vitale et, le cas échéant, la carte de mutuelle, avant que le patient ne soit automatiquement orienté vers des tests de vue et un examen du fond de l’œil, puis vers la consultation avec l’ophtalmologiste. Le parcours est similaire dans le domaine dentaire, où une radiographie préalable est systématiquement réalisée.
La qualité des intervenants n’est pas toujours facilement identifiable, et il est rarement vérifié si ces examens ont été effectués récemment. Avant de quitter le centre de santé, le patient récupère ses documents et règle un éventuel reste à charge.
Le 100 % santé a été exploité dans une logique financière avec une recherche de profit maximum. Rapidement la fraude est arrivée sous forme d’actes fictifs ou d’intervention réalisées par des professionnels non qualifiés pour effectuer certains actes.
Ce que vous évoquez, est-ce plus de l’abus que de la fraude ?
Quand il s’agit d’un acte médical fictif, il s’agit de fraude. Quand certains praticiens facturent en fonction du plafond des garanties, c’est également de la fraude. Un abus répété est par définition une fraude. Le vocabulaire en santé est très riche, permettant de justifier des pratiques qui ne le sont pas. En 2023, 72 % des cas de fraude identifiés concernaient des documents falsifiés, incluant de fausses factures ou des fausses déclarations.
Depuis sa création, le système de Sécurité sociale repose sur une confiance envers les professionnels de santé. Cependant, la société et les comportements ont évolué. Aujourd’hui, celui qui facture est également le bénéficiaire du paiement. De plus, avec la codification des actes facturés, il est très difficile de déterminer si l’acte médical est justifié ou même de savoir s’il a été effectivement réalisé. Le système manque désormais de lisibilité, ce qui complique considérablement la détection des abus et des fraudes. Les enjeux financiers restent considérables, se chiffrant à plusieurs milliards d’Euros.
Est-ce que les typologies de fraude ont évolué ? Vous évoquiez les professionnels de santé. On a le sentiment, peut-être à tort, qu’il y a des «bandes organisées» qui utilisent des outils technologiques, via les réseaux sociaux, et organisent la fraude à l’assurance santé avec parfois la «complicité» de l’assuré qui fournit sa carte vitale ?
Les professionnels de santé représentent aujourd’hui 70 % de la fraude en montant. Vient ensuite la fraude des assurés, dans un contexte économique contraint. En pratique certaines propositions circulent sur les réseaux sociaux pour réaliser une fraude à la mutuelle d’assurance avec un partage 50/50 sur les revenus générés par la falsification. Le fraudeur qui a initié la démarche se charge de l’ensemble du processus et l’assuré lui reverse ensuite sa part selon des modalités précises. Ce type de pratique n’existait pas avant le COVID. Il existe également des faux documents. Il est parfois très simple de faire des montages pour créer une fausse facture, émanant d’un ostéopathe par exemple. Cette capacité de fraude est augmentée par l’intelligence artificielle, qui démultiplie les possibilités de fabrication et altération. C’est pour cette raison que les assureurs investissent et développent des outils pour contrer cette menace.
Est-ce que l’optimisation de la télétransmission et la mutualisation, des datas liées à un acte de santé, ne seraient pas des éléments qui favoriseraient la lutte anti-fraude ?
Un de nos enjeux majeur concerne la réconciliation des pistes d’audit. Aujourd’hui pour les remboursements en santé, une partie est prise en charge par la caisse primaire, l’autre par la mutuelle d’assurance, qui recourt souvent à un « tiers payeur ». Il n’existe pas de centralisation permettant une vue unique et globale des détails et des paiements. Il y a un vrai sujet de réconciliation des pistes d’audit pour enregistrer des décaissements de prestations de manière plus fiable. Il est essentiel que les acteurs du secteur comprennent précisément ce qu’ils payent, grâce à des points de contrôle basées sur des données de prestations complètes et un historique détaillé. Concernant la mutualisation des données, elle permettrait bien sûr de lutter contre la fraude.
Est-ce que cette mutualisation des données de remboursement de prestations peut se faire réellement ? Est-ce que tout le monde a la volonté de le faire ?
D’un point de vue très macroscopique, oui, il faudrait mutualiser. Mais la mutualisation nécessite le consentement de tous les acteurs, y compris l’Assurance maladie. Avant cela, un travail préparatoire doit être mené afin de définir ce qui a réellement un sens à mutualiser. Un projet de loi relatif à la fraude sociale et fiscale est actuellement en discussion, ce qui ouvre de nouvelles perspectives.
Concernant l’écosystème des acteurs du secteur de l’assurance et de la prévoyance, il faut être pragmatique : partager l’intégralité des données relatives
aux remboursements, par exemple dans une base de données géante, n’est pas « La » solution. Aujourd’hui, grâce à la technologie, il est possible d’échanger des données de
manière sécurisée via des protocoles de chiffrement, permettant de traiter, de calculer et d’interpréter l’information sans avoir à la déchiffrer.
La mutualisation des données peut susciter des inquiétudes, alors qu’elle est nécessaire face à des fraudeurs qui n’ont aucune obligation réglementaire et qui opèrent parfois en dehors du territoire national. Les acteurs légaux ont, eux, des contraintes réglementaires et travaillent en silos. Il est donc indispensable de se poser la question de la manière dont un dispositif performant peut être mis en place dans ce contexte contraint.
Des améliorations sont possibles par rapport à ce que nous proposons aujourd’hui, mais cela suppose des avancées législatives et une volonté de la part des acteurs du secteur.
Certains acteurs parlent de la nécessité d’avoir un tiers de confiance ?
L’histoire et l’organisation de l’ALFA reposent sur la nécessité même de construire des socles communs pour échanger : un cadre avec des règles et des outils. Il y a seulement quelques organismes comme l’ALFA dans le monde. Il faut maintenant une réponse collective au problème d’abus et de fraude qui touche tous les acteurs. Chaque organisme d’assurance doit agir sur son portefeuille, mais l’évolution de la fraude vers un phénomène de plus en plus professionnel nécessite de trouver des réponses collectives. La mutualisation permettrait d’aller plus loin et d’identifier plus rapidement les menaces. Pour répondre directement à votre question, l’idée d’un tiers de confiance n’est pas saugrenue : une organisation spécialisée dans la lutte contre la fraude pourrait accompagner et soutenir l’ensemble des acteurs du secteur.
Cela pourrait être le rôle de l’ALFA ?
Oui, mais c’est à nos membres qu’il appartient de se positionner. Nous travaillons sur des propositions qui font sens au regard de ce qui a été construit depuis notre création il y a 36 ans. Soutenus par le financement de nos adhérents, nous avons un rôle à jouer, d’autant que l’urgence sur ce sujet complexe se confirme, réunissant les intérêts communs de multiples acteurs.
N’y a-t-il pas aussi nécessité d’une articulation public/privé sur le sujet de la fraude ?
Il n’y a pas, aujourd’hui, de discussion opérationnelle entre le régime obligatoire et les organismes complémentaires en santé, tout simplement parce que ce n’est pas prévu dans les textes. Nous sommes favorables à la proposition député Cyrille Isaac Sibille visant à améliorer la coordination entre l’assurance maladie obligatoire et les complémentaires santé dans la lutte contre la fraude, qui devrait être examiné prochainement. Il est indispensable de travailler ensemble et de faire émerger cette complémentarité.
Est-ce que nous sommes qu’au début d’un « tsunami » de fraudes générées par l’IA, même si celle-ci permet d’intercepter un très grand nombre de fraudes ?
Je ne crois pas à un tsunami de fraude générées par l’IA aujourd’hui. La fraude est simplement devenue un peu plus facile qu’avant à réaliser. Ce qui m’inquiète plus, en termes de sécurité, est le changement de paradigme imminent lié à l’informatique quantique dans les cinq prochaines années. Tous les fondamentaux de sécurité que l’on connaît, seront à revoir. Pour revenir à l’IA, s’il y a un an nous avions des assistants GPT, aujourd’hui nous voyons apparaître des agents capables d’exécuter des actions pour nous, comme l’achat d’un billet d’avion ou la réservation d’un hôtel. Ces agents seront intégrés dans nos navigateurs Internet du grand public très prochainement. Les ruptures technologiques vont impacter nos modèles actuels. Nous sommes dans un monde qui bouge à une vitesse sans précédent. Le problème n’est pas technique ou technologique, mais concerne la priorisation et l’adaptation des humains à ces nouvelles technologies. Il est donc nécessaire de prendre des mesures raisonnables et pragmatiques pour progresser, sans attendre la « solution parfaite » qui n’existera jamais.
Le secteur de l’assurance a d’immenses vertus. Il a parfois quelques défauts, son temps de réaction à certains sujets ?
Oui, l’assurance est une industrie du temps long, mais aujourd’hui le secteur de l’assurance « a plus mal » qu’avant. La fraude s’amplifie avec des montants assez colossaux, le contexte économique reste complexe, les risques climatiques augmentent, et la situation géopolitique est instable, le tout dans un monde qui change très vite. Nous ne sommes plus dans les mêmes temporalités sociétales qu’il y a quelques décennies. Le temps de l’action est venu.
(1)Pour conclure, pouvez-vous nous résumer la mission d’ALFA ?
L’Agence de lutte contre la fraude à l’assurance (ALFA), est un organisme professionnel créé en 1989 à l’initiative des sociétés et mutuelles d’assurances.
Constituée en association à but non lucratif, elle a pour mission de promouvoir la lutte contre la fraude à l’assurance sous toutes ses formes et d’établir une interface entre le secteur de l’assurance et les pouvoirs publics.
Pendant longtemps cantonnée aux assurances de biens et responsabilité, l’association s’est ouverte progressivement à toutes les branches d’activité. Forte de plus de trente-six années d’existence et de dix collaborateurs engagés, l’agence regroupe aujourd’hui plus de 345 organismes d’assurance, incluant des entreprises d’assurances, des mutuelles et des institutions de prévoyance.
Près de 2 000 correspondants anti-fraude figurent dans les annuaires que tient à jour l’ALFA. Cette large représentativité permet à l’association de jouer un rôle central dans la coordination des efforts de lutte contre la fraude. L’ALFA, avec un conseil d’administration élargi en 2025, œuvre à la mise en place d’un écosystème de lutte anti-fraude plus résilient et mieux préparé. C’est un hub de la lutte antifraude.
*Interview publié dans le MoveBook « Fraude santé : l’IA, vigile ou complice ? » enrichi par les contributions d’experts et 102 professionnels du secteur, rassemble des chiffres clés, des analyses de tendance et des retours d’expérience concrets pour aider les professionnels de l’assurance à mieux comprendre les enjeux opérationnels et stratégiques de l’IA en matière d’antifraude.
➡️ Movebook complet à télécharger et à lire ici.

